Vendange en Kakhétie à la fin du XIXe siècle


En 1897, le baron Joseph Berthelot de Baye (1853-1931) assiste à la vendange en Kakhéthie (Géorgie orientale). Il y est invité par son ami russe, le comte Sergei Chérémétev, qui possédait un domaine au village Kardanakhi. Le baron de Baye assiste à la vendange et l'a décrit dans son livre "En Géorgie" paru à Paris en 1898 :

     "Je ne veux pas vous retenir en ville et je vais vous emmener en Khakhétie, ce jardin de la Géorgie. Nous avions cent verstes à franchir pour parvenir de Tiflis à Khardanakh où se trouve la pro­priété de mon aimable compagnon de voyage…
     Le vin de Khakhétie est le plus célèbre parmi les crus du Cau­case. Pendant mon séjour à Khardanakh, dans la propriété du comte Chéréméteff, j’ai suivi les vendanges. Voulez-vous y assister? Tout est primitif et poétique en ces pays, même la manière de trai­ter le jus de la treille.

 

 Les vignes du compte Chéréméteff et le jardinier en chef. 
Khardanakhi, Kakhétie.
(Photo du baron de Baye, p.35)

     D'abord je vous montrerai un enclos de vignes, celui qui fait le plus honneur à son propriétaire et au jardinier en chef, un Géor­gien naturellement. Les vignes, plus hautes que les hommes, portent des pampres gros, nombreux, ambrés par le soleil. Les ceps sont alignés, ils étendent leurs branches le long de traverses horizontales portées par de gros tuteurs. 

  Un vendangeur. Khardanakhi, Kakhétie.
(Photo du baron de Baye, p.36)

     Le raisin coupé est placé dans des kodori (გოდორი), corbeilles, que les Géorgiens apportent sur leur dos au marane (მარანი), c’est-à-dire au hangar où je vais vous conduire.
     Les raisins sont rassemblés dans d’immenses auges creusées dans un arbre, soit un tilleul, soit un orme liège (karagatche) (ყარაგაჩი). Au fond de cette auge (en géorgien : navi) (ნავი) a été préalablement placée une claie en branches de kizil tressées, recouverte d’une couche épaisse de cette verveine sauvage (en géorgien : tchadi) (ჩადი) vulgairement nommée chez nous : herbe aux charpentiers (Verbena officinalis). Ces dispositions sont prises pour empêcher les parties ligneuses de la grappe, la peau et les pépins de passer trop abondamment à travers les claies (en géorgien : torkiri)  (ტოკირი).


Les vignerons se lavent les pieds avant d'écraser le raisin.
Khardanakhi, Kakhétie.
(Photo du baron de Baye, p.38)

     Lorsque les auges sont remplies de raisins les hommes se lavent les pieds et les jambes dans un grand bassin. Les voici montés sur l’auge aussi nombreux qu’elle est longue. Pendant plusieurs heures ils écrasent les fruits. Leurs mouvements plus lents ou plus précipités, plus doux ou plus énergiques, suivent la cadence de leurs chants, chants se succédant tendres, puissants, vibrants, les uns guerriers, les autres bachiques, et il semblait que les émanations capiteuses des raisins triturés rendaient ces chœurs plus expressifs parfois, parfois plus émouvants.
     Dans le sol du hangar creusé pour les recevoir, sont enfouies en rangées d’énormes amphores (en géorgien ces amphores de se nomment « kvevri ») (ქვევრი) en terre cuite, dont l’orifice seulement émerge de terre. Ces amphores sont sigillées comme celles des Grecs et des Romains. Aux époques reculées, on ne fabriquait pas autrement le vin.

Le sol du hangar où sont enterrées les amphores.
Khardanakhi, Kakhétie.
(Photo du baron de Baye, p.37)

     L’auge est percée à sa base d’autant de trous qu’il existe dans le sol rangées de vases. Des rigoles en bois (larges de 30 centimètres) conduisent, par une pente douce, le jus doré jusqu’à l’orifice des vases qu’il doit remplir aux trois quarts.
     Rien n’est plus pittoresque et plus intéressant que d’entendre sortir des poitrines de ces Géorgiens des chants pathétiques, que de voir le balancement rythmé de leurs corps faisant couler à leurs pieds des ruisseaux, des cascades de vin limpides et rutilants sous les rayons du soleil.
 

  Les vendangeurs écrasent le raisin.
Khardanakhi, Kakhétie.
(Photo du baron de Baye, p.38)

     Des branches sont placées à l’intérieur des amphores, afin d’empêcher les résidus solides de remonter à la surface. Pour donner au vin un goût très apprécié au Caucase, on y laisse le quart des parties restant après le pressurage, autrement dit le marc. Au-dessus du col de l'amphore garni de feuilles de vignes ou de noyer, on place une dalle ronde en schiste, en ayant soin de la caler de deux morceaux de bois afin que l’air puisse passer. La fermentation dure une semaine pendant laquelle le hangar est fermé, mais on a eu soin d’y ménager un courant d’air. Ces huit jours écoulés, on bat le liquide à l’aide d’un long bâton (en géorgien : sartzkhi) (სარცხი), terminé par un épais tampon formé d’écorces de cerisier enfilées les unes contre les autres; à mesure que le liquide diminue, on en ajoute d’autre. Au bout d’un mois on ferme le récipient. Si le vin doit y passer l’hiver, on remplace les feuilles par de la mousse et on pose ensuite le couvercle de schiste sur l’orifice. Le tout est recouvert de sable sur lequel le propriétaire ou le régisseur appose sa signature, après quoi le vin est comme cacheté.

Le hangar où l'on fait le vin.
Khardanakhi, Kakhétie.
(Photo du baron de Baye, p.29)

     Le vin peut être conservé ainsi dans l’amphore, mais s’il doit être retiré, on le puise à l’aide d’un récipient de cuivre servant de mesure, récipient qui est fixé à l’extrémité d'un bâton plus ou moins long selon la profondeur de l’amphore.
     Le vin est transporté dans des peaux d’animaux que l’on nomme « bourdiouk » en général. Si le « bourdiouk » est fait d’une peau de jeune chèvre, on l’appelle « tikhi » (ტიკი), s’il est fait d’une peau de bœuf, « roumbi » (რუმბი). Rien n’est plus curieux que de voir circuler des « arba » ou charrettes, traînant ces peaux gonflées de vin. Dans les cabarets, ces outres conservant la forme de l’animal, encombrent le sol, ou bien sont suspendues. De la jambe qui sert de déversoir, le vin coule rouge de ce bourdiouk, blanc, de l’autre bourdiouk, au gré des consommateurs. 
 

 Les grosses amphores où l'on conserve le vin.
Khardanakhi, Kakhétie.
(Photo du baron de Baye, p.29)
  
     Dans chaque hangar se trouve une amphore (en géorgien : kvevri) (ქვევრი) consacrée à un saint ou bien au patron de la paroisse. Jusqu’à la fête de ce saint, l’amphore reste intacte. Mais ce jour-là tout le contenu doit être entièrement bu par les propriétaires et leurs invités.
     Un Géorgien m’assurait que sur mille hommes on ne rencontre guère qu’un ivrogne, encore est-il battu et tourné en ridicule.
     En Khakhétie on récolte beaucoup de vin, on en boit beaucoup, mais on ne s’enivre pas."

Joseph de Baye, En Géorgie, Paris, 1898

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